THE CLUB ON THE AIR

MERCI MADAME FARHI !

Phénomène unique : ce miracle toujours recommencé depuis 1981 avait un visage, une âme et un nom: celui d’Eglal Farhi, Sa Majesté « Madame Farhi », la seule octogénaire au monde à diriger un club de jazz ; dont on ne croisera plus la silhouette familière à la célébration des quarante ans cette année. Pour ses fans et admirateurs, voici l'hommage que nous avons consacré en 2003 : "La Grande Aventure du New Morning" (Un film de Daniel Farhi - Commentaire: Michel Barbey - Daniel Farhi)

 

Presque tous les soirs, à l’heure où le soleil se couche sur Paris, dans une modeste rue du 10ème arrondissement, des centaines de jeunes et de moins jeunes sont là quand la nuit tombe, pour une heure ou deux d’évasion dans un club coincé entre deux immeubles qui ne jette pas en avant son enseigne : Le New Morning, témoin capital de l’histoire du jazz en France depuis 1981.

  Mme Farhi 2

 La réussite du New Morning n’est pourtant pas due à quelque jeune promoteur mais à cette dame qui tous les soirs à la même heure débarque d’un taxi : Eglal Farhi, 80 ans, mère nourricière du lieu et pour tous la "maman".

Tandis que les préparatifs de la soirée vont bon train, cette grande bourgeoise, exilée d’Egypte en 1967 avec les siens, retrouve son petit bureau haut perché d’où elle dirige sans tambour ni trompette avec ses collaboratrices le club où s’écrit depuis 20 ans le beau conte des 1001 nuits parisiennes.

 

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Ray Barretto, Nina Simone et toutes les gloires et tous les jeunes espoirs du jazz, du blues et de la world music ont défilé depuis 1981 sur la scène du New Morning. Une kermesse de légende toujours renouvelée ; un défilé du Pinturrichio de vedettes dont le passage à Paris était jusque là un événement. Les premières années, elles se suivront rue des Petites Ecuries à la cadence de 4 ou 5 par mois. Beaucoup y reviennent chaque année qui sont devenus des amis.

 

nina simon ray baretto

Vingt ans après, c’est toujours le même Monty Alexander, un peu plus chenu qu’en 1977, qui retrouve les yeux fermés le chemin menant de l’hôtel au club. Pour lui, comme pour tous les musiciens lassés des tournées annuelles, le New Morning est plus que le sanctuaire du jazz qu’il est devenu à l’instar des Village Vanguard, Birdland ou Minton’s de New York. C’est un peu leur Auberge de l’Ange Gardien. Qu’ils soient au programme ou qu’ils soient de passage à Paris, ils y font toujours escale entre deux gares ou deux aéroports.

 

Ce soir, c’est Monty Alexander qui est à l’affiche d’un New Morning toujours sans ouvreuses ni fauteuils de cuir et qui a moins changé que lui. Une dernière « balance » avant l’ouverture des portes et, une fois de plus, le miracle des sonorités de son trio fera vibrer tout le quartier.

 

monty alexander

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La jeune Eglal Zananiri aurait haussé les épaules en riant si quelque diseuse de bonne aventure lui avait prédit au Caire ce que serait son destin.

Fille d’un bâtonnier de l’Ordre des avocats égyptiens, élevée par les Mères du Sacré-Cœur, diplômée de l’Université américaine et championne de natation, elle faisait partie de la jet set du Caire d’avant le déluge : une jeune fille du monde, très remarquée pour son profil de Nefertiti. Journaliste, elle épousera à 26 ans Pierre Boulat, un photographe future star de Time-Life. Trop jeunes l’un et l’autre, ils divorceront à l’amiable. Elle se remariera avec Berto Farhi, journaliste égyptien et écrivain de langue française qui avait la particularité d’être le seul juif en Egypte choisi par le recteur de l’universté musulmane de l’Azhar pour être son conseiller… Le couple illustre bien le cosmopolitisme du temps fait de soirées littéraires, de cocktails et de voyages d’agrément. Jusqu’au 5 juin 1967.

 

famille eglal

 

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La guerre des 6 jours, c’est pour eux, c’est pour toute une société, l’apocalypse. Elle n’aura duré que quelques heures et ce sera l’éxil. Le roi Farouk avait entraîné dans sa chute un monde qui tenait plus à l’Egypte qu’à la monarchie et que l’histoire et les guerres balayeront en quelques années. Comme des milliers d’amis, les Farhi débarquent à Paris, laissant derrière eux meubles, immeubles, livres et plus d’un demi-siècle de bonheurs.

 

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Les enfants de Berto, d’un premier mariage, rejoignent leurs grands-parents suisses à Genève. Est-ce la folle adolescence à retrouver ? Au son des guitares dans un petit appartement genevois ce seront des soirées qui, très vite, gênent le voisinage. Le 1er avril 1977, ils ouvrent le premier New Morning et se lancent dans une programmation époustouflante qui surpendra et ravira les genevois. Tout le gotha du jazz de la fin des années 70 défilera dans l’usine désafectée une aménagée en loft.

Pour la famille, tout cela paraîtra d’abord saugrenu…

 

archie dizzy art chet

 

Très vite le loft du quai des Forces Motrices se revèle trop étroit : Daniel et Alain décident de déborder sur Paris. Début 81, sans armes ni bagages, le New Morning quitte les bords du Rhône pour ceux de la Seine. Le saugrenu tournera au miracle.

 

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En ce printemps 1981, ce n’était pas encore la renaissance du jazz après une longue éclipse en France. Dans la capitale, seuls Le Petit Opportun, La Chapelle des Lombards, Le Dreher suivi de Jazz Unité s’efforcaient – difficilement – de réssusciter les grandes heures de la Rose Rouge, du Caveau de Saint-Germain-des-Prés, du Taboo de Boris Vian, du Bœuf sur le Toit et du Blue Note. L’ouverture du New Morning qui incarnait la chance d’un renouveau, sera salué avec enthousiasme.

 

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Premier miracle : le choix d’Eglal Farhi, comme gérante française d’un club qui n’avait pas encore d’adresse ; elle dont la seule compétence était une admiration pour Satchmo, applaudi en tournée au Caire.
Deuxième miracle : la découverte d’un local qui venait de se libérer. C’était l’imprimerie du « Parisien ». A grand renfort de clous et de colle avec, en guise de plans d’architecte, une idée de la musique, les garçons transforment l’ex-imprimerie en théâtre à l’antique, dépouillé de tout ce qui pourrait distraire du point central : la scène. Tout a été conçu, par économie, pour favoriser le contact entre les musiciens et le public. Ce sera le coup de génie. La concurrence ricane. On n’en retrousse pas moins les manches pour ajuster les niveaux, contourner les piliers, dresser le bar, installer éclairage et sonorisation. Mais c’était compter sans la rigueur vétilleuse des normes de sécurité. Pour quelques centimètres de trop au mauvais endroit le rendez-vous de l’ouverture sera reporté. Tandis que des centaines de fans battent la semelle devant les portes du club, c’est sur les ondes de France Inter que Richie Havens improvisera le concert d’inauguration du New Morning, qu’il aurait dû donner rue des Petites Ecuries.

 

salle

 

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Les musiciens se sentiront vite chez eux dans la rue des Petites-Ecuries. Une petite rue étroite et sans grâce qui ne paie pas de mine malgré les grands boulevards voisins et, à quelques encablures, le Rex, les Folies Bergère et la Porte St Denis.

Turcs, blacks, beurs forment le petit peuple de ce quartier jouxtant le Sentier avec ses épiceries orientales, ses marchands de kebabs, le bistrot voisin avec ses airs d’antichambre du paradis. Un paradis bien gardé, comme il se doit, camouflé par des portes métalliques à peine visibles s’ouvrant sur une salle sans décor, inachevée, à qui Eglal Farhi conservera contre vents et marée ses airs de studio, de hangar, de grenier, de garage mais aussi de rêve ouvert où l’on ne transige pas avec le droit de chacun d’être seul avec la musique. Lieu d’art en somme d’où seront banni le vacarme des machines à café et des dîners pendant les concerts. Pas de distance ici entre interprétes et public. Et le silence. Parce que quand on écoute, on entend toujours plus que ce qui est joué. Lou Donaldson n’aura jamais au New Morning l’impression comme ailleurs de n’être qu’un prétexte sonore pour bavardages et bruits de fourchettes. Ce sera un lieu magique peuplé d’icônes et de présences mêlées. Un lieu habité, un lieu pour tous : la métaphore même du jazz .

 

bar

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Est-ce son élégance, sa vigilance de tous les instants ou son respect des hommes qu’ils aient ou non du talent qui font qu’Eglal Farhi se distingue d’emblée, à l’étonnement de tous, dans un monde dont elle ne savait rien ? Depuis vingt ans qu’elle est à la barre, assistée d’un équipage presqu’exclusivement féminin, elle aura évité tous les écueils en restant à l’écoute de tous. Les musiciens n’ont eu aucune peine à reconnaître une de leurs soeurs d’éxil dans cette présence féminine de l’ombre comme le jazz en a compté de précieuses, à l’image de feu la baronne Pannonica de Koenigswarter, dite Nica de Koenigswarter, chèr à la mémoire Monk et Parker.

 

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Les échos du concert de Lucky Peterson qui était au programme ce soir se sont dissipés. Chez elle, à 3h du matin, Eglal Farhi a enfin un moment de répit. Parfois c’est pour parcourir les journaux. Parfois, c’est l’album de sa jeunesse en Egypte qu’elle feuillette ; un spectacle qu’elle se donne à elle même pour se ressourcer dans le silence de la nuit.

 

lucky

C’est que l’Egypte est toujours là, omniprésente. La fille d’Eglal continue d’occuper au Caire la maison familiale. Comme le New Morning en 20 ans, l’Eygpte n’a pas changé malgré une surpopulation galopante. Ce sont toujours les mêmes décors, les mêmes odeurs de son enfance.

 

caire

 

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Vingt ans de plus, vingt ans de moins, à Paris, ce sont les vieux programmes et la saga du New Morning qui prolongent les photos jaunies de l’exil. La grande chance du petit club de la rue des Petites-Ecurie a été que les géants du jazz ne l’ont jamais trouvé trop petit pour eux. Depuis beaucoup s’en sont allés qui reposent au Panthéon du jazz. C’avait été une génération éblouissante :

Dexter Gordon, témoin des premières années du New, le premier a y avoir attiré les foules depuis un fameux concert avec Johnny Griffin…

Woody Shaw, écrasé par le métro après l’avoir été par la vie, qui remplaça au New Morning, au pied levé Freddy Hubbard retenu ailleurs par un Grammy Award qui lui était décerné…

Lionel Hampton, au cœur d’enfant qui ne quittait jamais la salle avant le dernier applaudissement du dernier spectateur…
Et les cadets, trop tôt disparus eux aussi : Jaco Pastorius, Chris McGregor, Michel Petrucciani. Et tout récemment Bob Berg dont le saxophone rageur n’a pû éviter un camion de ciment sur une route de montagne enneigée. Son rendez-vous de Samarcande…

 

dexter


Sans oublier Ray Brown, le maître et le modèle, aussi élégant à la ville que sur scène, qui avait célébré ses 70 ans au New Morning. Il s’en allé lui aussi sans retour après une partie de golf, son hobby.

 

70ans

 

Et les pères fondateurs, les quatre amis des premiers jours et de toujours, qui les premiers ont fait la légende du New Morning :

Art Blakey, le plus parisien des monstres sacrés de la batterie dont les inventions rythmiques avait révolutionné la face du jazz avant d’en féconder le vieux continent, accouru à rue des Petites-Ecuries pour ne pas manquer l’ouverture du New…

Dizzy Gillespie, le vieux cacique au coeur le plus jeune, que sa bonne humeur malicieuse n’a pas protégé de la mort comme on l’aurait cru…

Stan Getz, the sound, le son, que l’on n’entendra plus en live mais dont la sensuelle mélancolie hantera longtemps ceux qu’elle a pris dans ses filets…

Et Chet Baker que l’on avait cru aussi inusable, pour qui le public avait toutes les patiences et revenait toujours, malgré les aléas, pour entendre encore une fois la voix inimitable chanter My Funny Valentine.

 

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D’autres et non des moindres ont aussi fait le même signe de la main mais ce n’était qu’un au revoir. Compagnons de route de la première heure, Lavelle et Archie Shepp sont toujours là, heureux de se retrouver à Paris pour un après-midi de relâche dans le voisinnage du club.

 

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Docteur Archie et Mister Shepp étaient de joyeuse humeur ce jour-là. Dérision, pudeur ? Est-ce sa manière à lui de ne pas oublier les dures conditions de vie des musiciens noirs aux Etats Unis.

 

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Archie Shepp vous le dira : le jazz tient à ses fausses notes. Il s’y accroche de toute la force de ses blessures. Précieuses, elles rappellent au monde que cette musique est une musique de pauvres ; qu’elle n’est pas née de l’opulence des nantis mais toute nue comme la vérité. Elle est à la fois le fruit et le moteur d’une conquête qui n’en finira jamais, celle de la dignité.

 

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Un lieu bruissant de sonorités envoûtantes mais aussi – envers du décor – des problèmes humains.

Des enfants qui comme tous les enfants brûlent quelque fois la chandelle par les deux bouts. Rue des Petites-Ecuries, on s’est toujours senti solidaire de ces enfants terribles, écorchés vifs, victimes de la carrière, naufragés de la route ou galériens au long cours comme Buddy Miles, Boudah noir à la voix de rossignol, « l’échec le plus réussi de l’histoire du rock » comme il l’a dit de lui-même.

 

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 Le New Morning est l’un des rares clubs qui n’oublie jamais ses musiciens à leur déclin. Il a toujours tendu la main aux artistes en difficulté qui ont fait sa gloire et prêté sa salle pour des concerts au profit d’anciennes vedettes.

20 ans de passion et d’humanité partagée, cela se célèbre. Fin 2001, seront réunis tous ceux qui suivent le New depuis 1981. Ce sera aussi la fête des 4 fois vingt ans de Eglal Farhi.

De la loge où elle fait signer aux musiciens le livre d’or, Eglal Farhi voit aujourd’hui l’avenir comme un éternel recommencement. De nouveaux talents avec de nouvelles harmoniques sont programmés qui prennent la relève des aînés…

 

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 Signe des temps, le New Morning est aujourd’hui une Tour de Babel où se côtoient nomades et déracinés des 4 coins du monde. Une programmation caméléon à l’image du kaléidoscope éblouissant des musiques du monde en pleine évolution…

Le Gotha du jazz et du blues d’aujourd’hui a pris, rue des Petites-Ecuries, le relai des gloires du siècle passé. Après des mega concerts parisiens, c’est souvent au New Morning que les nouveaux grands invitent famille et amis à se retourver, comme à la maison, pour un « bœuf » à huis clos.

Tout cela a fait du New Morning le lieu où l’on vient entendre et jouer ce que l’on aime avec ceux que l’on aime. Cabrel, Paul Personne, Patrick Verbeke et leurs amis s’y retrouveront aussi, sans publicité, en marge des impératifs discographiques, pour rendre au blues ce qu’ils lui doivent…

 

 

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Les soirées qui attitent peut-être le plus les connaisseurs sont celles où le temps d’une jam s’effectue le passage de témoins d’une génération à l’autre. Comme le soir où les anciens Ray Brown et Art Farmer ont passé le relai à Roy Hargrove au seuil de sa carrière.

 

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Tous les jours, après le concert, c’est un nouveau matin. Demain sera un autre jour : le public reviendra dans la salle – un peu plus, un peu moins que la veille – mais toujours là, fidèle au rendez-vous. Alors que tant de clubs naissent et disparaissent, le New Morning aura duré. Et pour un club de jazz, la longévité, c’est l’éternité.

 

stage

 

Jusqu’ici Eglal Farhi a sû prendre le vent et a réussi à faire du New Morning le haut-lieu des anciennes gloires et un banc d’essai des nouvelles générations. Sans quelques fausses notes tout de même dit-elle en riant. Mais ce sont peut-être ces fausses notes qui ont fait du New Morning un lieu culte. Sa force. Et son avenir aussi peut-être parce qu’il a tout improvisé depuis 20 ans, ne se fiant qu’à la qualité ; la matière même du jazz qui est, lui aussi, tout d’improvisation.

Michel Barbey - Daniel Farhi

 

 

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